Le monde d’aujourd’hui n’est qu’une fiction. Chaque continent, chaque pays, chaque région, chaque département, chaque commune ; tout est déterminé à l’avance. Chaque horaire est prévu, personne n’est jamais en retard. Les agendas sont tous remplis, aucun répit n’est réellement accordé. Que dire de plus sur cette ère régie par la consommation et la ponctualité ? Le chômage n’existe pas. Toute personne a un travail, les usines marchent en continue, alternant les gardes, pour permettre un peu de loisir. Tout peut sembler bien parfait. La routine est joyeuse, du moins le parait.
Chaque homme se lève pour prendre tranquillement son petit déjeuner, avec sa femme et ses enfants, si leurs horaires concordent. Puis tout aussi calmement, il se rend à son boulot, où il partage son repas de midi avec ses collègues. Après un travail terminé avec perfection, une immense satisfaction personnelle le comble. Cet homme rentre alors chez lui partager sa vie de famille. Les femmes ont ce même quotidien.
Les écoliers, quant à eux, se lèvent tous vers 8 heures du matin, pour se rendre à leur école, rentrant vers 6 heures du soir… Ils jouent alors avec leurs frères et sœur, s’ils ont la chance d’en avoir. Même l’illusion de l’adolescence est présente : l’euphorie d’une fausse illégalité, l’ivresse de l’alcool... Le plaisir aussi, il est après tout la base de cette époque. Un loisir, comme lire un livre, est rapidement remplacé par un cinéma, un parc d’attraction, ou bien diverses choses entrant dans le système de consommation. Un cercle vicieux contenant et entretenant chaque tentation.  



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Enregistrements du condamné n°1578:
Bobine du 14 Juin 253, 00h00

" Tout. C’est tout. Tout se contient lui-même, sans contenir le reste. La liberté est futile et pourtant semble immense. La régularité ne lasse même plus. Les similitudes sont devenues les différences. Qui aurait cru que le passé laisserait si peu de trace… Moi je voulais en savoir plus, je voulais comprendre. Voilà donc où mène ce chemin... Ah, l'archéologie vous n'aimez pas ça n'est-ce pas? Je me souviens je crois... Oui, c'était l'histoire...
L’histoire ? C’était à peine si on l’enseignait réellement. C’était à peine si cela intéressait la population, déjà obnubilée par ses activités. C’était à peine s’il en restait un écho. Les souvenirs de la Terre semblait s'être enfouit sous une masse de distractions. Les guerres ont disparues, à quoi servait-il d’en parler ? Les bombes, les missiles et autres engins de guerre sont monnaie courante si bien que la qualification de conflit est aujourd'hui absurde. Les civilisations n’étaient devenues qu’une, pourquoi chercher à comprendre les anciennes ? Ces dernières avaient échoué, il ne restait d'elle que des ruines et des cendres. Le vieux était désagréable, sale et poussiéreux… Il était comparé, si encore certaines personnes en prennent réellement la peine, aux religions d’antan. Tout renvoi à la création, à la nature. Mais la nature ? Ah ! Comme si elle pouvait tout contrôler ! Nous, nous le pouvons, petits humains que nous sommes. Nos bras fabriquent et transforment, elle ne fait que se laisser aller. Nous, nous modifions, progressons, apportons le nouveau. Ce dernier paraît pourtant bien étrange. Combien y a-t-il de progrès à une simple couleur ? À une machine extraordinaire dont l’utilité est médiocre ? C’est l’art moderne, voilà l’explication. L’artisan n’existe plus, l’artiste non plus. Leur imagination a disparu dans une traînée de pollution. Les dessins se sont désintégrés de leur esprit... Et me voilà à présent ici, coincé dans une salle terriblement vide. Je me demande si notre monde est toujours identique à ma mémoire. Mais si je suis encore ici... Oui, c'est vrai... Oui, je suis fou. J'ai creusé la terre et le sol, fouiller les cités disparues, exploré les espaces interdits. Après avoir découvert de telles merveille j'ai voulu leur offrir cette vision, ce renouveau qui s'offrait à nous. Mais non, en fait je suis fou. C'est ce que vous pensez aussi n'est-ce pas? Vous qui me surveillez sans cesse, vous qui me juger sans m'écouter. Ma défaillance mentale est expliqué par un trouble neurologique surnommé Inutilité Chronique par nos journalistes. Ce nom reflète en effet la cause de mon isolement. Je suis inutile à notre société, je ne crée que le désordre. J'aime la littérature, l'histoire, la musique et les belles peintures. Aujourd'hui de telles choses n'apparaissent plus et sont considérées comme dangereuses. Oh oui je suis fou, fou à lier. J'aime, je n'ai jamais autant aimé. Mon imagination s'envole toujours plus haut. Vers elle, vers toi mon aimée, vers toi ma déesse...
Ô Muse, toi qui parcourais les légendes. Toi qui rapportais la beauté à l’inspiration. Toi qui faisais naître les mythes. Toi qui laissais courir la rumeur de l’occulte. Toi qui laissais fleurir les douces féeries. As-tu subie la dévastation de nos esprit ? Existes-tu toujours ? N’y a-t-il plus rien de magique en ce monde désastreux ? M’as-tu laissé seul ? Suis-je réellement condamné à soupirer de toi dans l'obscurité de ma cellule ?
[...] "

 *Rire*

Elle n’a pas disparu. A vrai dire, l’exception existe toujours en ce monde. Elle est présente, réelle mais invisible pour eux. Les populations ne regardent même pas. C’est ce dont nous pouvons nous apercevoir, si notre cerveau se libère enfin de ses chaînes. Derrière l’illusion, il y a toujours le réel. Derrière le réel, il y a toujours le surnaturel. Le fond est le même qu’il y a tant d’années, et il n’est pas encore près de changer. L’évolution ramène au passé, peu importe le reste. La magie existe encore, et elle existera toujours. Comment ne pas s’en apercevoir suite à tous ces évènements, suite à tous ces détails ? Dans ce monde si parfaitement encré à son éthique, persévère l’autre peuple. Certains les appellent magiciens ou sorciers mais ils ne sont que semblables à eux. Ils sont Salonins* parmi les hommes. Hommes parmi les animaux. Animaux parmi la vie. Mais aucune population n’accepterait une existence pareille. Aucun pays ne s’accepterait un rapport tel à la nature. L’obscénité de leur éthique ne pouvait permettre l’irréel de rentrer en jeu. L’incompréhension apporterait le déséquilibre de leur routine, la fin de leur quotidien oppressant. Elle permettait au doute de s’installer, aux rébellions de se réveiller. Le monde ne peut pas le permettre aujourd’hui encore. Alors ils vivent à part, se cachant dans leurs villages dissimulés. Les bois, les grottes, n’importe quel lieu faisait l’affaire. « Nous ne nous mettrons pas sur leurs routes. » Oui, chacun vit comme il l’entend, mais ces gens soumit à une fausse démocratie sont-ils seulement libre ? Qu’importe en réalité, l’illusion est parfaite et indiscernable. Le temps passe, sans eux.

Ces villages cachés sont devenu leur seule raison de vivre, entretenir la tradition, se défendre contre l’oppression et les dangers, protéger les enfants. Leur but ne se limitait plus à vivre, mais également à apprendre et progresser, devenir plus fort pour affronter le destin qui ne présage jamais de bon. Les prédictions sont toujours mauvaises, mais le monde avancera toujours. Le temps ne s’arrête pas. Les haineux sont toujours présents bien sûr, ceux qui ne comprennent pas, ceux qui n’y arrive pas, ceux qui pleurent. Mais un jour ils réaliseront, quand ils seront face à la lune étincelante, nus devant son regard glacé, pitoyables devant sa lueur splendide, inoffensifs face à sa force indestructible. Oui, ils comprendront. Le bonheur ne vient pas parce qu’on l’appelle, il vient parce qu’on le cherche sans répits, creusant à mains nues dans la terre sèche et dure. Les blessures ne feront que l’attirer de plus belle, rayonnant de chance et de joie. Mais ils ne le savent pas encore… N’est-ce pas Melpomène ?


* Salonins : Peuple qualifié de "magique". Ils en appellent à la force de la terre et de ses éléments. Ignorés par le reste des hommes présents sur la planète, ils vivent à l'ombre du Monde.